samedi 8 novembre 2014

Interlude


Il existe des polémiques incessantes entre les tenants des étymologies justes, attestées par l'histoire de la littérature ou de vieilles encyclopédies, et les « modernistes » qui veulent inventer des origines ad hoc aux mots et aux expressions usuelles dont ils ignorent la provenance. Et, on le sait,  "l'ignorance a toujours tort de faire connaître son opinion". 

On entend donc de plus en plus souvent, et on commence à voir écrit : « comme même » au lieu de « quand même », ou « à toute suite ! » plutôt qu' « à tout de suite ! ». On verra bientôt des débats télévisés qui concluront que toutes ces orthographes sont valides. 

Mais la polémique la plus ridicule est sans doute celle qui oppose les tenants de la graphie « au temps pour moi » aux puristes du « autant pour moi » quand il s'agit d'admettre séance tenante une erreur, une confusion, un amalgame.

Le premier handicap de la graphie fautive « au temps pour moi », c'est qu'elle est entachée d'une double naissance : certains la prétendent issue du vocabulaire musical et d'autres, non moins véhéments, du commandement militaire.

Pour les uns il s'agirait, quand un instrumentiste commet une erreur d'exécution, de revenir au début de la phrase fautive, au niveau de la note mal effectuée ; un improbable chef d'orchestre demandant, comminatoire, à son orchestre : « au temps, pour le violoncelle » !

Pour les autres, l'expression trouve son origine dans le maniement des armes, et plus précisément dans l'exigence de synchronicité lors de la présentation des fusils ; si certains soldats étaient en avance – ou en retard – sur leurs camarades, on entendrait ainsi le bruit des crosses décalé en cascade, au lieu de n'ouïr qu'un seul son quand la manœuvre est parfaitement synchrone. Il ne resterait plus alors au sergent-instructeur qu'à rééditer l'exercice au son de : « au temps, pour les crosses » !
On pourra arguer à l'infini pour déterminer si, peut-être, une de ces deux expressions ne serait pas fille de l'autre – mais laquelle ? – tentant d'accréditer par là cette graphie scabreuse. 

Mais on aurait un mal fou à la faire coïncider, quelle que soit l'origine retenue, avec le sens exact de l'expression contemporaine, qui signifie « ah, mince : j'ai dit une ânerie ! »
Quel militaire inattentif pourrait-il avoir l'audace de s'écrier : « au temps, pour moi ! » lors d'un exercice ?
Quel hautboïste fatigué se permettrait de demander au chef, au cours d'une répétition difficile à la partition ardue, « Ah ! Pardon, pardon... Au temps, pour moi ! »... ?
Qui a jamais entendu qui que ce soit dans une de ces conditions s'écrier « Au temps pour moi ! » ? Quand on recommence, au cours d'une répétition, et quel qu'en soit le motif, on ne revient pas "au temps" mais à la mesure !

D'autant que l'expression « autant pour moi » a pour elle le mérite de la limpidité : « J'en ai autant à ton service ! », dit le malotru se faisant traiter d'andouille par un indélicat. Formule qui, par un locuteur facétieux a pu devenir un trait d'humour : autant à mon service, c'est à dire... « autant pour moi » !

Il faudra à l'avenir se méfier de ces paresseux de la langue qui n 'hésitent plus à inventer ce qu'ils n'ont pas le courage d'apprendre, car ce genre de confusion sied tout à fait au « plus indulgent de tous les siècles », le nôtre. Après tout, pourquoi ne pas tenter, dans un roman léger, l'introduction de « enchère et en noces » qui pourrait, après tout, faire sens  ? Ou bien « et incite suite » ? Ou encore « atout, t'as l'heure ? »... 

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Ou devrais-je écrire « à bonne en tendeurs » ?

quelques sites, pour les incrédules :

Et un article, pour les gourmands :
Le plaisir des mots
« Autant »
par Claude DUNETON


Je lis dans un petit ouvrage utile et fort bien fait*, mais non sans faille de Jean-Pierre Colignon, préfacé par Bernard Pivot, l'injonction suivante : « Il faut écrire au temps pour moi ! » (et non « autant pour moi ») parce que cette expression fait référence au commandement militaire, ou bien à l'ordre donné par un professeur de gymnastique, par un chef d'orchestre, par un maître de ballet, et incitant à revenir parce qu'il y a erreur au premier mouvement d'une suite de positions, de mouvements.
Logique, is not it ? Très satisfaisant pour l'esprit !...
L'ennui c'est qu'il s'agit d'une information complètement fantaisiste, une pure construction de l'esprit, justement.
Trente ans passés à décortiquer les expressions françaises m'ont appris à me méfier des « explications » brillantes d'allure, des assauts de logique qui ne sont fondés sur aucun texte, aucune pratique réelle de la langue. On ne trouve nulle part cette histoire imaginaire de commandement « Au temps ! », ni à l'armée (qui a pourtant donné « En deux temps trois mouvements ») ni dans les salles de gym.
Surtout pas chez les chefs d'orchestre : des musiciens qui travaillent reprennent à telle mesure, pas au « temps », c'est saugrenu ! Colignon a rêvé cela, ou l'a cru avec beaucoup de logique apparente, en effet, donc de vraisemblance. Il ajoute du reste avec cohérence, dans une déduction impeccable : « Au sens figuré, très usuel, on reconnaît par là qu'on a fait un mauvais raisonnement », etc. Belle édification, qui repose sur un mirage.
« Autant pour moi » est une locution de modestie, avec un brin d'autodérision. Elle est elliptique et signifie : « Je ne suis pas meilleur qu'un autre, j'ai autant d'erreurs que vous à mon service : autant pour moi. » La locution est ancienne, elle se rattache par un détour de pensée à la formule que rapporte Littré dans son supplément : « Dans plusieurs provinces on dit encore d'une personne parfaitement remise d'une maladie : il ne lui en faut plus qu'autant (...) elle n'a plus qu'à recommencer. »
Par ailleurs, on dit en anglais, dans un sens presque analogue, so much for... « Elle s'est tordu la cheville en dansant le rock. So much for dancing ! (Parlez-moi de la danse !) So much, c'est-à-dire autant. C'est la même idée d'excuse dans la formulation d'usage : « Je vous ai dit le « huit » ? Vous parlez d'un imbécile ! Autant pour moi : c'est le dix qu'ils sont venus, pas le huit. » Le « temps » ici n'a rien à voir à l'affaire. Du reste on dit très rarement « autant pour toi », ou « autant pour lui », qui serait l'emploi le plus « logique » s'il y avait derrière quelque histoire de gesticulation.
Par les temps qui courent, j'ai gardé pour la fin ma botte secrète, de quoi clore le bec aux supposés gymnastes et adjudants de fantaisie dont jamais nous n'avons eu nouvelles. Dans les Curiositez françoises d'Antoine Oudin publié en l'an de grâce 1640, un dictionnaire qui regroupe des locutions populaires en usage dès le XVIe soit bien avant les chorégraphes ou les exercices militaires on trouve : Autant pour le brodeur, « raillerie pour ne pas approuver ce que l'on dit ».
Aucune formule ne saurait mieux seoir à ma conclusion : M. Colignon, qui fait la pluie et le soleil auprès des correcteurs professionnels, devrait bien publier un correctif ad hoc sur le mauvais temps qu'il nous fait par le biais de ce canular orthographique. Perseverare serait en l'occurrence proprement démoniaque !
*(L'orthographe, c'est logique ! de Jean-Pierre Colignon Col. Les dicos d'or de Bernard Pivot Albin Michel.)
Décembre 2003